Alimentation, Psychologie

Les troubles du comportement alimentaire : une vraie maladie!

Ne rien manger, se remplir de nourriture, vomir. Vouloir contrôler à toute force son corps, son image, son alimentation. Se noyer dans un océan de nourriture. Autant de troubles du comportement alimentaire qui, à des degrés et sous des aspects divers, atteignent aujourd’hui autour de 10 % des adolescents — surtout des filles. Sans agiter immédiatement le spectre de la maladie mentale, ils sont à prendre très au sérieux. Pédiatres et généralistes devraient être en première ligne pour les dépister et les prendre en charge. Le Dr Patrick Alvin, chef du service de médecine pour l’adolescent à l’hôpital de Bicêtre, vient d’organiser une journée sur ce thème. Nutrinews l’a rencontré.

Nutrinews : Vous venez d’organiser une journée sur les troubles des conduites alimentaires (que les médecins appellent TCA). Quelles étaient vos motivations ?

Dr Patrick Alvin :
La première est que ces troubles sont en augmentation, ou du moins de plus en plus visibles. Au noyau dur de l’anorexie mentale et de la boulimie nerveuse, que l’on connaît depuis maintenant plusieurs décennies, il faut ajouter aujourd’hui toute une nébuleuse de troubles qui élargit notablement le nombre des personnes concernées. La deuxième raison est que le pédiatre, comme médecin de l’adolescent, est de plus en plus confronté à ces troubles : il se doit de ne pas les ignorer et même d’aller à leur recherche. La troisième raison, enfin, liée à la précédente, est qu’il peut intervenir de manière efficace : une prise en charge médicalisée évite de trop psychiatriser le problème, dans un premier temps du moins. En orientant trop vite les adolescents concernés ou leurs parents vers les spécialistes de la santé mentale, on risque de provoquer un sentiment d’abandon ou la fuite devant les solutions que nous pouvons offrir et de retarder la guérison (même si celle-ci, bien sûr, repose sur de nombreuses conditions d’ordre psychique qu’il faut à un moment du traitement savoir aborder). Dans notre service de médecine de l’adolescent, à Bicêtre, nous faisons chaque jour l’expérience du bien-fondé de cette approche.

NN: Quelle est cette nébuleuse de TCA qui menace les ados ?

Dr P.A. : Elle a des formes multiples. La boulimie, par exemple, dans sa définition classique, s’accompagne de vomissements. Nous rencontrons aujourd’hui des boulimiques qui ne se font pas vomir (ce qu’on appelle le « binch eating »), donc qui tendent à devenir obèses. Nous voyons aussi des anorexiques boulimiques : à un comportement alimentaire le culte de la minceur ne doit pas banaliser les conduites anorexiques et Boulimiques très restrictif s’ajoutent des crises de boulimie. Nous voyons aussi beaucoup de formes partielles d’anorexie ou de boulimie. Par exemple, des jeunes filles anorexiques qui n’ont pas leurs règles mais ont un poids à peu près normal, ou à l’inverse qui sont un poids inférieur à la norme tout en ayant leurs règles. Autre phénomène, nous voyons des adolescentes qui, sans avoir de signes physiques marqués, sont envahies par des pensées obsessionnelles sur l’alimentation, les calories consommées, etc.

Exerçant un contrôle rigoureux sur ce qu’elles mangent (ou bien souvent ne mangent pas), elles ont tous les traits psychiques des anorexiques sans en avoir la maigreur… Le tout dernier-né des TCA est certainement l’orthorexie, c’est-à-dire le «manger droit». Il concerne des maniaques de la nutrition et de l’hygiène alimentaire, qui ne recherchent pas nécessairement la maigreur, mais l’aliment «sain», le « bon pour le corps», le « bio »… C’est une forme d’obsession prosélyte qui porte sur tout ce qui touche au « manger sain ».

NN: Ces troubles ont-ils toujours existé ?

Dr P.A. : Sans doute la plupart d’entre eux existaient-ils sous des formes diverses, même si on les a mis en lumière à des époques différentes. Aujourd’hui, ce qui frappe avec tous ces TCA, c’est que la frontière entre eux n’est pas étanche et qu’il y a beaucoup de demi teintes. On passe assez facilement des uns aux autres.

NN: Combien d’adolescents sont-ils concernés?

Dr P.A. : « Environ 10 % pour l’ensemble des TCA. L’anorexie mentale classique, avec des pertes de poids de l’ordre de 15 à 30 kg, concerne entre 0,5 et 1 % de la population adolescente. La boulimie, autour de 3-4 %. A noter aussi la prédominance féminine, bien connue : ces troubles concernent neuf filles pour un garçon ».

NN: Ce qui conduit à se demander : pourquoi ces troubles?


Dr P.A. :
« La médecine n’a cessé de produire des hypothèses. Certaines se contredisent entre elles et toutes ne font en fait qu’additionner des pistes possibles. Par exemple, on relie souvent ces troubles à la puberté, parce qu’ils surviennent la plupart du temps à ce moment : mais la majorité des adolescentes pubères n’en souffre pas. On fait aussi porter la responsabilité sur la famille : mais elle ne saurait tout expliquer, même si elle prend une certaine part dans la pérennisation de la maladie. On parle encore d’un déclenchement possible après un traumatisme : violence, agression sexuelle, inceste… L’agression sexuelle est retrouvée plus fréquemment chez certaines boulimiques que dans la population courante : mais on ne va pas pour autant chercher l’agresseur sexuel devant toute conduite boulimique ! L’anorexie mentale a été rapportée successivement à l’hystérie, à tel ou tel organe, à l’inconscient, à la famille, à la société, à l’identité féminine, à la génétique, à la biologie du cerveau… Pour ne s’en tenir qu’aux dernières hypothèses des neurosciences, il y a sûrement des neuropeptides impliqués dans les TCA. Mais personne ne sait s’ils sont une cause ou une simple conséquence. La multiplication de ces théories montre en tout cas que la prévention des troubles du comportement alimentaire est quasi impossible. Pour les prévenir, il faudrait trouver à leur départ une chaîne logique d’événements assez simple, linéaire. Les TCA restent un défi à la médecine. Quand on parle d’une maladie multifactorielle, cela veut dire qu’on ne sait pas d’où elle vient ! »

NN: Ne peut-on pas mettre en cause nos sociétés modernes?

Dr P. A. : « Je serais tenté de répondre oui, car des fractions de population entières semblent ignorer les troubles des conduites alimentaires. Mais les choses sont à nuancer. Aux Etats-Unis, où il est d’usage de faire des statistiques ethniques, on s’aperçoit que l’anorexie mentale est rarissime dans la population noire. Cette observation est rapportée à l’image du corps, qui ne serait pas la même chez la femme blanche et chez la femme noire, cette dernière semblant plus à l’aise avec un plus haut degré de corpulence. On pensait jusqu’à une époque récente que l’anorexie mentale était une maladie bourgeoise, occidentale, « blanche »… Aujourd’hui, il me semble que la répartition est moins sélective, du moins si l’on considère l’ensemble des TCA ».

NN: Concrètement, que proposez-vous?

Dr P.A. : « Je crois qu’il revient, bien sûr, aux parents d’être vigilants face aux comportements alimentaires de leurs enfants et encore plus face aux modifications corporelles qu’ils pourraient constater. Mais il revient aux médecins et aux pédiatres de porter attention à ces troubles dans leurs consultations. Une des particularités des TCA est de ne pas susciter la plupart du temps de demande de la part de ceux ou de celles qui en sont atteint(e)s. La jeune fille qui se fait vomir sous la douche pour que ses parents ne l’entendent pas réclame rarement un médecin ! Lors des consultations avec les adolescents, si le médecin n’est pas actif dans son questionnement, il n’aura jamais de réponse. Par exemple, il ne fera le diagnostic de boulimie ou de vomissement provoqué que s’il a le courage de poser la question en des termes précis et concrets ».

NN: Quelle prise en charge médicale ?

Dr P.A. : « A mon avis, il n‘est pas bon que le médecin se débarrasse du problème en le renvoyant immédiatement du côté de la santé mentale. Le risque est d’abord de faire fuir l’adolescente concernée : la plupart du temps, elle ne demande rien, si ce n’est qu’on la laisse tranquille. Même très dénutrie, elle ne se perçoit pas, ni ne perçoit les désordres de son corps ou de son apparence tels que nous les percevons de l’extérieur. Si elle accepte d’être suivie par un psy, ce sera souvent pour faire plaisir à ses parents et cela ne marchera pas. Les anorexiques sont souvent des enfants modèles, soucieux de plaire, de donner une belle image, mais qui se blindent lorsqu’on approche du point sensible. La psychothérapie risque de patiner longtemps, avec à terme l’hospitalisation «quand même». Les parents eux-mêmes, d’ailleurs, peuvent être blessés ou culpabilisés d’une psychiatrisation trop brutale ou trop rapide du problème de leur enfant. Et s’opposer au traitement, consciemment ou inconsciemment ».

NN: Et en dehors du psy?

Dr P.A. : « Le psy a évidemment toute sa place, mais au moment où l’intéressée en ressentira la nécessité. Il importe d’abord de sécuriser le périmètre autour du malade, dans une relation médicalisée intelligente, qui prenne en compte tous les paramètres médicaux, biographiques, personnels, familiaux… La consultation de médecine de l’adolescent garantit la sauvegarde physique tout en permettant d’instaurer ce dialogue avec l’adolescente et avec ses parents, ensemble et séparément. Selon les cas, on peut conseiller de recourir aux groupes de parents, au psychiatre familial, au psychologue. Mais le référent reste le pédiatre, médecin de l’adolescent. Nous souhaitons convaincre nos confrères de ne pas rester en dehors de ces problèmes de comportement alimentaire et de se familiariser avec ces thématiques : selon notre expérience, il y a beaucoup à faire et il est possible d’obtenir des résultats thérapeutiques ».

NN: Si l’on sort l’anorexie d’une psychiatrisation trop hâtive, le risque n’est-il pas de la banaliser?

Dr P.A. : « L’objectif reste celui d’une prise en charge médicale spécifique. L’image de la maigreur occupe une place considérable dans nos sociétés narcissiques. Il ne faut pas confondre toutes les pratiques plus ou moins douteuses de contrôle du poids et les troubles du comportement alimentaire. Encore que l’on puisse passer, parfois dramatiquement, des unes aux autres. Mais ce n’est pas la même chose. L’anorexie n’est pas un moyen parmi d’autres pour rester mince. C’est une authentique maladie, un envahissement de la pensée qui dépasse complètement la personne qui en est victime. Il ne faudrait surtout pas croire que c’est un passage normal, presque rituel, pour une jeune fille de 15 ans en 2007. Avec la banalisation des TCA colportée par certains magazines, on atteint aujourd’hui le sommet de la perversion, qui est de ne plus savoir reconnaître le normal du pathologique ».

Pour en savoir plus : Dr Patrick Alvin (et coll.) Anorexies et boulimies à l’adolescence.

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