Rencontre avec Eric BIRLOUEZ, enseignant en histoire et sociologie de lalimentation. Le lait ? Tout le monde connaît Mais savez-vous que les hommes ont commencé à en consommer il y a quelque 12 000 ans ? Savez-vous que, dans certains pays, cest lanimal qui boit le lait de lhomme (ou plus exactement de la femme ) ? Savez-vous pourquoi les juifs pratiquants ne consomment pas viande et lait au même repas ? Savez-vous encore pourquoi, dans certaines cultures, la vache est sacrée ?
Pour découvrir ces aspects méconnus du lait, Nutrinews a suivi une conférence dEric Birlouez, sociologue de lalimentation, lors des 8e entretiens de nutrition organisés par lInstitut Pasteur de Lille*.
Le lait des origines
Premier aliment de lhomme, indispensable à la survie et au développement du nouveauné, le lait a toujours possédé une « charge » symbolique extrêmement forte. « Le lait, cest la vie », rappelait il y a quelques années un slogan publicitaire.
Les prêtres de lîle de Philae, dans lÉgypte ancienne, ne pensaient pas différemment : chaque matin, ils effectuaient des libations de lait sur les 365 tables doffrandes qui entouraient le tombeau dOsiris, de façon à aider le dieu à ressusciter. On remarquera que dans lhistoire du genre Homo, commencée il y a 3 millions dannées, la consommation par lhomme dautres laits que celui de sa mère représente en réalité une « révolution »
très récente. Elle date de 12 000 ans tout au plus, lorsque des groupes humains entreprirent de domestiquer certaines espèces de mammifères et détournèrent à leur profit la sécrétion lactée des femelles. Domestiquées au Proche-Orient, les chèvres, puis les brebis, furent ainsi les premières espèces animales à donner leur lait aux hommes. Ce fut ensuite le tour des vaches, dont lélevage a commencé il y a environ 10 000 ans dans les montagnes de Turquie, de Macédoine et de Grèce. Plus tard et ailleurs dans le monde, dautres animaux laitiers furent domestiqués et contribuèrent à lalimentation des communautés déleveurs : ce fut successivement le cas de lâne, du cheval, du lama et de lalpaca, du dromadaire, du chameau, du buffle, du yack, du renne
Si lanimal domestique donne son lait à lhomme, linverse peut aussi exister ! En effet, dans de nombreuses sociétés traditionnelles dAmazonie, dAustralie, dAfrique, dOcéanie ou encore dAsie du Sud-Est, les femmes nourrissent au sein chiots et agneaux, mais aussi pécaris (cochons sauvages), faons, singes, ou encore ratons laveurs et kangourous. Le plus souvent, ceux-ci deviennent des animaux de compagnie. Jusquau début du XXe siècle, les femmes Aïnous de lîle dHokkaïdo au Japon pratiquaient, pour des rites religieux, lallaitement de jeunes oursons ; leurs voisins, les Gilyak, réservaient cetteadoption aux femmes qui avaient perdu des jumeaux : lourson était censé accueillir lâme des deux enfants défunts. En France, au XIXe siècle, des chiots tétaient les femmes pour les soulager d une trop grande production de lait ou, au contraire, en favoriser la montée.
Le lait, au centre de mythes fondateurs
Les mythologies abondent de récits dans lesquels des nouveau-nés humains sont allaités par des animaux. Zeus, nourri dès sa naissance par la chèvre Amalthée, récompense celleci en transformant une de ses cornes en « corne dabondance ». Son fils Héraclès (Hercule) se jette avec une telle avidité sur le sein de la déesse Héra quune giclée de lait en jaillit, traversant le ciel pour former la Voie Lactée, notre galaxie (du grec gala : lait). Après leur abandon, les futurs fondateurs de Rome, les jumeaux Romulus et Remus, sont nourris par une louve. Totalement désintéressé, ce don de lait redore quelque peu limage de la lupa, à la fois crainte et méprisée (le mot latin désigne aussi la prostituée qui exerce son commerce dans le
lupanar).
Dans certaines cultures, la dimension symbolique du lait est tellement forte que ce breuvage représente lélément primordial doù ont surgi lunivers et les êtres vivants. Ainsi, pour les adeptes de lhindouisme, le monde est né dune mer de lait vigoureusement barattée par les dieux. De cette agitation est sortie, entre autres réalités « solides » et merveilleuses, la vache dont le caractère sacré vient de son statut de mère nourricière des hommes. Pour les hindous, littéralement obsédés par la notion de pureté et la crainte de la souillure, le lait représente le seul aliment intrinsèquement pur (sa couleur blanche est pour en attester). Un récit vieux de trois mille ans en fournit lexplication Il décrit limmense satisfaction quexpriment bruyamment les dieux après avoir créé la vache, source inépuisable de nourriture pour les hommes. Arraché à sa rêverie par les acclamations de joie, le dieu Agni aperçoit soudain la vache. Il sen éprend aussitôt et, sans plus attendre, la pénètre. Et, poursuit le récit, « sa semence devint le lait qui est dans la vache ». Or Agni est le dieu du feu purificateur des rituels : sperme du dieu, le lait représente donc la pureté absolue. Véhicules de souillure potentielle, les autres aliments peuvent ainsi être purifiés sils sont cuits dans le lait ou frits dans le beurre.
Très loin de lInde, les éleveurs Peuls de la frange sahélienne font naître lunivers, non pas dun océan de lait, mais dune seule goutte de ce liquide. Non seulement le lait constitue la base de leur alimentation quotidienne, mais il est au cur de leur vie économique, sociale et culturelle. Les mythes et les croyances de ces pasteurs africains, leurs cérémonies rituelles (naissance, mariage, funérailles, rites ) sorganisent autour du lait et du troupeau ; leurs poèmes, leurs chants et leurs proverbes y font constamment référence
Symboles, légendes et
tabous
Le lait est aussi un symbole dabondance, de richesse et de prospérité collective. Dans lÉgypte ancienne, la déesse Isis nourrissait les hommes de la vallée du Nil de son lait généreux. De son côté, Yahvé avait promis à Moïse de conduire son peuple «vers un pays ruisselant de lait et de miel » (Exode : 3 ; 8). La référence au lait était particulièrement parlante pour les Hébreux redevenus, dès leur sortie dÉgypte et pendant les quarante ans de leur errance dans le désert du Sinaï, un peuple de pasteurs survivant grâce au lait de leurs troupeaux. La valorisation de cet aliment est toutefois atténuée par une prohibition le concernant : «Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Exode : 23 ; 19 et 34 ; 26. Dt 14 ; 21).
Certains auteurs ont vu dans cet énoncé une façon de rappeler en permanence le tabou de linceste (sa transgression était, chez les Anciens Hébreux, punie de mort). En effet, la présence dans la même marmite (dans le même lit) dune mère (symbolisé par son lait) et de son fils, et leur « fusion » sous laction du feu (de lâtre ou de la passion amoureuse) pourraient bien constituer un cas « dinceste culinaire. » Par la suite, le tabou sera étendu : il se traduit par linterdiction faite aux juifs pratiquants de consommer au cours dun même repas produits laitiers et produits carnés. Bien entendu, le lait évoque également la relation nourricière qui unit la mère à son petit. Sil est vital, ce don du lait est également total. Cest pourquoi les religions en feront un symbole de lamour divin et de la dépendance de lhomme envers son Créateur. Ainsi, la religion catholique fait-elle de la Vierge allaitante limage de lEglise qui nourrit spirituellement ses enfants.
Dans les anciennes civilisations, lait et eau ont toujours été étroitement associés. Ils représentent
en effet les deux variantes dun même principe de vie (le lait est laliment exclusif du nouveau-né, leau est nécessaire à la germination des graines). La déesse iranienne des eaux est aussi celle qui permet aux femmes davoir du lait. Dans de très nombreuses cultures, des cérémonies autour de la traite et des offrandes de lait avaient pour but de faire tomber la pluie. Depuis la fin du paléolithique jusquà aujourdhui, les eaux « galactophores » furent lobjet de cultes : en buvant leau miraculeuse de ces « sources laitières », les femmes et les animaux dont le lait était tari voyaient leur sécrétion lactée reprendre. LEglise catholique « récupéra » ces sources païennes en les plaçant sous la protection de « madones du lait ». De même, lait et sang furent assimilés
à un point tel que, pendant longtemps, on considéra quentre les deux, la seule différence était la couleur (les vampires des anciennes légendes suçaient indifféremment le lait et le sang de leurs victimes humaines). On leur attribua aussi la vertu dêtre des élixirs de longue vie : les vieillards malades étaient incités à boire du sang et du lait, ce dernier étant considéré comme particulièrement bénéfique sil était tété directement au sein dune femme !
Si le lait est spontanément associé à la féminité, il a aussi été parfois présenté comme un apanage masculin ! LOccident chrétien verra ainsi surgir de nombreuses légendes de « saints laitiers » : ne se contentant pas de faire jaillir des « sources laitières », ils interviendront pour empêcher le lait de tourner et iront même jusquà offrir leur sein aux nourrissons abandonnés. De même, si le lait est laliment des enfants, êtres faibles et fragiles, il peut aussi être la nourriture quotidienne dadultes à la force terrifiante. Dans lOdyssée, le cyclope Polyphème attaque les compagnons dUlysse après avoir empli « son vaste sein de chairs humaines et de grands traits de lait pur. » Dans les contes scandinaves, logre dévoreur denfants est décrit comme un grand buveur de lait.
De laliment « archaïque » au produit laitier « fonctionnel »
Dans lunivers des aliments qualifiés de « fonctionnels », les produits laitiers (laits liquides, yaourts, laits fermentés, spécialités laitières, fromages
) se taillent la part du lion. Indépendamment de leurs bienfaits (réels ou suggérés) sur la santé, ces produits « modernes » continuent à être des réponses à la dimension symbolique du rapport de lhomme à son alimentation. Parce quil est, au sens littéral du terme, in-corporé (introduit au plus intime de notre être), laliment est à la base de la croyance universelle selon laquelle « on devient ce que lon mange » : en ingérant laliment, le mangeur pense incorporer durablement les propriétés symboliques quil lui attribue. Ainsi, lorsquil consomme un produit laitier « fonctionnel », le mangeur ningère pas seulement certains types particuliers de ferments lactiques et les micro-nutriments éventuellement ajoutés (oméga 3, magnésium, fer, vitamines
). Il incorpore du bien-être, de la pureté, de la légèreté, de la simplicité, de la jeunesse
* Les 8èmes Entretiens de nutrition/ 8-9 juin 2006 à Lille
Institut Pasteur de Lille, Service nutrition, 1 rue du Pr. Calmette, B.P. 245, 59019 Lille CEDEX
Tél. : 03 20 87 78 15 – Fax : 03 20 87 72 96
Sources : Cerin obligatoire.